Commissaire, concepteur du livre, auteur du texte "Le Complexe d'Achille"
Quelques mois avant la rétrospective que la Tate Modern de Londres allait lui consacrer, Luc Tuymans avait accepté de réaliser au FRAC Auvergne sa toute première exposition personnelle en France.
Les œuvres ont été peintes à l’huile en cinq jours de travail intensif (du 16 au 20 juin 2003) sur les murs préalablement teintés d’un rose saumon évoquant la couleur des pages du Financial Times. Elles représentaient, sur des formats parfois monumentaux, des images découpées dans le Financial Times que Luc Tuymans avait recadrées (certaines d eces images figurent en bas de page). Figuraient une immense tête de Mickey, la vue urbaine d’une ville, une procession d’individus coiffés de grands chapeaux pointus, une scène de soldats au repos, un bras levé pointant son indexe vers le ciel, une plante, une façade parcourue de colonnes, le portrait d’un homme chauve en costume noir et, à l’entrée, le nom de l’artiste et le titre de l’exposition peints sur le premier mur. Une seule peinture sur toile figurait les cimaises, Curtains, appartenant à la collection du FRAC Auvergne, qui impulsa son titre à l’exposition : CURTAINS – reconstitution. La décision de réaliser ces fresques tenait autant d’une volonté de disparition programmée des œuvres – comme disparaissent jour après jour les journaux quotidiens – que d’une délicatesse du peintre ayant tenu à s’adapter aux contraintes économiques du FRAC qui ne pouvait assumer les coûts de transport et d’assurance de ses peintures.
Il est utile d'évoquer le contexte politique particulier de cette exposition qui failli ne pas avoir lieu en raison de son sujet initial qui impliquait Valéry Giscard d’Estaing (1), alors président du conseil régional d’Auvergne et président du FRAC, . Ce dernier avait refusé que l’exposition se tienne bien que Luc Tuymans ait finalement opté pour un autre thème, politiquement inoffensif (en apparence). Face à l’interdiction, j’avais décidé d’organiser clandestinement l’exposition et la publication de son catalogue. L’exposition, son catalogue ainsi que les éléments de communication ont donc été conçus secrètement . Je n’ai finalement jamais su si l’interdiction d’exposer l’un des peintres les plus importants au niveau international émanait directement de Valéry Giscard d’Estaing, très occupé alors par l’important projet de Convention Européenne qu’il rendrait public trois semaines plus tard à Rome, ou si nous avions été les victimes d’une hiérarchie zélée et trop protectrice. Il n’en demeure pas moins que nous vivions là une situation démontrant la capacité d’un artiste à susciter les réactions et les craintes du pouvoir politique. 
Pour le catalogue, j’avais demandé un texte critique à Cyril Jarton et un écrit poétique à Éric Suchère avec, pour l’un et l’autre, une règle du jeu sévère puisqu’aucun ne connaissait l’origine, le titre et la signification des œuvres. Ils reçurent par voie postale les images sélectionnées par Luc Tuymans dans le Financial Times puis furent conviés, deux semaines plus tard, à découvrir l’exposition juste avant son inauguration, avant d’écrire, sans la moindre explication ni de l’artiste ni de mon équipe qui avait pour consigne de ne rien révéler de ces images d’actualité tronquées et sans références. Il ne leur restait qu’une chose à faire – et c’est sur ces mots que Cyril Jarton termina son texte : « Regarder la peinture ». En définitive, j’étais le seul auteur du catalogue à connaître la signification de ces images et je pris le parti de ne pas écrire sur elles mais sur d’autres œuvres peintes antérieurement par Luc Tuymans dans un texte intitulé "Le Complexe d'Achille".
Jean-Charles Vergne, 2025.

(1) Luc Tuymans souhaitait initialement réaliser des peintures évoquant l'affaire d’État "Eurodif", la toute première usine de retraitement d'uranium construite en Europe. La Communauté européenne n'avait pas les financement pour mener ce projet. Le Shah d’Iran (Reza Shah Pahlavi) avait donc été impliqué en tant qu'actionnaire principal. "Au bout de six ou sept ans, il a naturellement demandé une contrepartie : soit de l'uranium enrichi, soit des armes nucléaires. Les Français étaient sur le point de livrer la marchandise lorsque la CIA, sous l'égide de Jimmy Carter, leur a mis le grappin dessus avec la loi sur la non-prolifération. La réaction française a été de renvoyer Khomeini, alors en exil, en Iran, et toute la situation a explosé au visage de tout le monde. Un certain nombre de citoyens français ont été retenus en otage pendant longtemps. Ils n'ont été libérés que sous la présidence de François Mitterrand. Entre-temps, l'uranium enrichi avait déjà été livré et l'argent prêté par le Shah, et donc indirectement par l'Iran, avait été remboursé [...] Dès que le contenu de l'exposition est apparu, la censure s'est imposée et le commissaire responsable s'est vu signifier qu'il serait licencié si le projet se concrétisait. Ma première réaction a été d'annuler toute l'exposition, mais j'ai été fasciné par l'idée de l'ancien régime. J'ai alors proposé de faire une exposition uniquement avec des images tirées de l'actualité. […] L'une des images devait être un portrait de Giscard d'Estaing, mais son équipe l'a interdit, bien qu'il s'agisse d'un personnage public. Finalement, j'ai décidé de faire un portrait entre Giscard d'Estaing, Adenauer et Mitterrand." (Luc Tuymans, dans I Don’t Get It, dir. Gerrit Vermeiren, Gand, Ludion Press, 2007, p. 102-103.)




Crédits photographiques : Régis Nardoux
Luc Tuymans – Curtains (rideaux) – 1987 
Huile sur toile – 120 × 110 cm – Collection FRAC Auvergne.

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