Commissaire, concepteur du livre, entretien "Ici, nous nous reverrons et nous nous souviendrons du passé"
Jean-Charles Vergne : Votre ligne de vie et les raisons pour lesquelles vous avez été amené jusqu’à la peinture sont suffisamment singulières pour que je ne puisse éviter de débuter notre conversation par ces aspects biographiques. Ils n’ont rien d’anecdotique et m’apparaissent déterminants si l’on souhaite aborder et comprendre vos tableaux, tant dans les sujets qu’ils abordent que dans le traitement formel qui prédisposent à leur conception – formats de petites dimensions, surfaces très lisses, soin particulièrement aigu apporté à la couleur. 
Jean-Charles Eustache : Je suis né au lieu dit "La Retraite" dans la commune de Baie-Mahault, en Guadeloupe, en 1969. À l’époque, c’était une petite bourgade recouverte de champs de cannes à sucre. Un petit réseau ferroviaire permettait d’acheminer la récolte de canne jusqu’à une balance – c’était une arche métallique. [...] J’ai perdu l’œil droit qui était atteint d’une cataracte alors que j’étais encore nourrisson. Quelques années plus tard, il a fallu énucléer cet œil invalide pour le remplacer par une prothèse. Mon œil gauche possède une acuité visuelle faible – un dixième et demi – et il est suivi pour un glaucome. Mon champ visuel est donc plutôt catastrophique. Pour compenser la vision périphérique, cet œil est sujet à un strabisme prononcé qui peut dérouter quelquefois mes interlocuteurs. Cette cécité était un frein à mon éducation dans les classes préparatoires. Je me souviens qu’une professeure avait tenté de me mettre sur l’estrade, à côté de son bureau, afin que je puisse mieux suivre les cours au tableau, mais cela se révéla sans succès. Les rapports avec les autres élèves n’étaient pas aisés et j’accumulais du retard... On se résolut à m’envoyer dans un centre spécialisé à Clermont-Ferrand, en 1977 ; j’avais alors huit ans.
C’est ainsi que je suis arrivé en Auvergne et que je suis devenu pensionnaire d’une institution pour malvoyants. À cette époque, la politique d’intégration n’était pas aussi avancée qu’aujourd’hui. C’est pour cette raison que de nombreux enfants aveugles ou malvoyants en provenance des DOM et de régions plus ou moins reculées se retrouvaient pensionnaires ou demi-pensionnaires dans ce type d’établissement. J’ai effectué toute ma scolarité dans cet établissement. La directrice de cette institution n’était guère favorable à ce que j’opte pour un Bac artistique après la seconde. Je me suis donc orienté vers un Bac L car j’aimais la littérature. J’avais pu intégrer le journal du lycée, ce qui était une petite victoire car on m’avait sollicité pour y produire des illustrations. En ce temps, on ne parlait pas d’inclusion, mais c’était vraiment gratifiant de pouvoir participer à la vie d’un lycée
alors que j’avais été confiné pendant des années dans le cadre fermé de cet organisme. Pour des raisons qui m’échappent et que je préfère ignorer, cette école persiste à ensemencer un singulier cauchemar qui me hante, à l’improviste, depuis des années. J’ai toujours aimé dessiner mais je n’avais qu’une vision biaisée de ce qu’était l’art, la peinture – ce n’était pas pour moi. Si j’avais pu être dessinateur de bandes dessinées, j’aurais été un être comblé. Mais dans les années 1980, la bande dessinée était réellement exécrée, par le milieu familial et encore plus par le monde éducatif, considérée comme trop régressive ! Plus jeune, j’ai souvenir que c’était dans la clandestinité que je devais feuilleter quelques comics. Le plus triste dans cette histoire, c’est que cela fait plus de vingt ans que je n’arrive plus à lire une bande dessinée. N’est-ce pas ironique comme situation ?
Extrait de l'entretien avec Jean-Charles Eustache, dans Jean-Charles Eustache, Jean-Charles Vergne, Eric Suchère, FRAC Auvergne, 2020.
Crédit photographique : Ludovic Combe

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